Attention coup de cœur !
Avant de parler de ce livre, je voudrais dire un mot sur la collection Biblio du Livre de Poche. Depuis quelques années, cette collection rassemble de grands textes souvent méconnus du domaine étranger, de Vita Sackville-West à Virginia Woolf, en passant par Sandor Marai, Thomas Hardy, Joyce Carol Oates, Henry James… et quelques français, Romain Gary ou Françoise Sagan. Bref, un catalogue pointu servi par de nouvelles couvertures sublimes au toucher velouté. Avis aux amateurs, voici une collection dont j’achète désormais les yeux fermés les nouvelles parutions ! Ivan Bounine m’était donc complètement inconnu jusqu’à ce que La Vie d’Arséniev paraisse dans cette collection. Vous connaissez mon goût pour la littérature russe. La quatrième de couverture évoque « un magnifique et puissant exercice de réminiscence et d’écriture, avec, en toile de fond, un monde destiné à disparaître. » Je découvre que l’auteur fut le premier écrivain russe à obtenir le prix Nobel de littérature en 1933. Ni une ni deux, le voici dans ma PAL. Et quel bonheur !
Mon premier souvenir est quelque chose d’assez ténu, qui me laisse perplexe. Je me souviens d’une grande pièce éclairée par un soleil d’arrière-saison, dont l’éclat sec illuminait le flanc de la colline que l’on apercevait de la fenêtre donnant au midi. C’est tout, un très bref instant. Pourquoi justement ce jour-là, à cette heure-là, en cette minute, en cette occasion particulièrement insignifiante, eut lieu ce premier éclair de conscience, si vif qu’il déclencha l’action de la mémoire ?
Dès les premières lignes, nous voici plongés dans l’enfance d’un cadet de famille noble désargentée, habitant un grand domaine à la campagne proche de l’Ukraine, « l’hiver, un océan de neige à l’infini, l’été, un océan de blé, d’herbes et de fleurs… » Particulièrement sensible à tout ce qui l’entoure, le narrateur nous fait ressentir l’éveil de ses impressions, ses premières peurs, son rapport à la nature, aux personnes qui peuplent la grande ferme de Kamenka. Ses parents ont tout de suite compris qu’il était différent, parce que ses sens sont plus développés, parce qu’il a « une âme de poète« . Longtemps nous restons dans l’enfance et l’adolescence, à caresser du bout des doigts les blés en herbes, à regarder le soleil jouer dans les nuages, à sentir le vent frais des nuits de pleine lune sur nos joues. Bounine est un styliste admirable, dont la foi en la nature sublime chacune de ses observations.
Pendant des heures je regardais virer au violet l’azur sublime du firmament qui, par les chaudes journées, transparaît à contre-jour à travers les cimes des arbres immergées dans le bleu profond du ciel ; et je fus alors saisi et pénétré à tout jamais par le sens réellement divin des couleurs du ciel et de la terre. Ce bleu lilas à travers les branches et le feuillage, je m’en souviendrai encore en mourant…
La mort, sous plusieurs formes, s’invite dans cet univers d’enfant avec violence et là aussi, l’hypersensibilité du narrateur lui fait tout sentir plus intensément que les autres. Face à cet arbitraire, il se réfugie dans la beauté des rites religieux orthodoxes, avec leur icônes d’or et leurs lourds parfums. Chaque expérience est analysée à l’échelle du temps, de l’homme et de son passage sur terre. Les premiers émois de l’adolescence, la pauvreté, la découverte des grands poètes et romanciers russes (Pouchkine, Tolstoï…) puis l’écriture, l’amour, la ville, le voyage, le travail, la politique, et la vanité d’un monde qui a si peu à lui offrir. Avec le temps, le caractère se forge, Arséniev devient impétueux, intransigeant, avec les autres comme avec lui-même, et pourtant il a conscience d’être comme tous les nobliaux russes de cette époque d’avant-guerre, de grands parleurs oisifs et indécis. De temps à autre, une pulsion l’emporte, il se jette dans un train, parcourt le pays, puis revient au domaine familial, épuisé et triste. Seule l’écriture pourrait le sauver. Si seulement il arrivait à écrire… Et cette femme, cette passion dévorante et jalouse…
On ne peut lire La Vie d’Arséniev sans penser à Proust, à cette attention au détail et au cheminement de la pensée, à cette présence au monde qui rend chaque infime détail important. Impossible aussi de ne pas penser à Oblomov, de Gontcharov, figure mythique de la paresse slave. Arséniev n’est pas Gontcharov, il est plus idéaliste, il a des rêves et de l’ambition, mais on a si souvent envie de le secouer, de le jeter hors des chemins ! Cependant c’est là le cœur de l’âme russe et pour entrer dans l’univers de ce roman, il faut laisser à la porte son manteau occidental et accepter la sensualité d’une plume qui vibre à l’unisson d’un peuple chargé d’histoire.
En ces temps fabuleux, en cette Russie à jamais détruite, il était une fois un printemps, il était une fois un jeune homme aux joues de pourpre sombre, aux yeux bleu vif, qui s’acharnait à apprendre l’anglais, et qui jour et nuit s’inquiétait secrètement de son avenir où l’attendaient, croyait-il, toute la beauté, tout le bonheur du monde.
Aleksandra Yegorovna Makovskaya, Le Village, 1895